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8 min | Publié le 02/11/2025

Regardez le monde en 360°

Sans vous tordre la nuque

Nous croyons souvent “voir la situation dans son ensemble”.
Mais en réalité, nous observons le monde depuis un seul angle : le nôtre.
Et comme tout point de vue, il éclaire… autant qu’il cache.

Changer de perspective n’est pas naturel. Notre cerveau cherche la cohérence, pas la complexité. Pourtant, dans une organisation, une équipe ou une relation, chaque acteur agit à partir d’une logique propre, parfaitement cohérente à ses yeux.
Apprendre à voir à travers ces logiques, c’est apprendre à penser en systèmes.

Le piège du regard unique

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les ingénieurs américains étudiaient les avions revenus de mission pour déterminer où renforcer le blindage.
Les ailes, la queue et le fuselage portaient le plus d’impacts : c’est donc là qu’ils prévoyaient d’ajouter de l’acier.

Mais un statisticien du nom d’Abraham Wald eut une intuition décisive :

“Ces avions sont revenus. Les impacts que vous voyez indiquent les zones qui peuvent être touchées sans que l’avion s’écrase. Les parties sans trous sont celles qui, quand elles sont atteintes, font que l’avion ne revient pas.”

Il proposa donc de renforcer les zones non touchées.
Une idée contre-intuitive… et pourtant juste.

Nous faisons souvent la même erreur dans nos lectures du réel : nous analysons ce qui se voit — les comportements visibles, les réactions, les tensions apparentes — sans nous interroger sur ce qui manque au tableau.
Changer de point de vue ouvre la voie pour regarder l'invisible du système : les intentions, les contraintes, les peurs ou les espoirs des autres acteurs.

Points de vue

Modéliser la situation : votre terrain d’exploration

Commencez par choisir une situation réelle : un projet qui bloque, une tension persistante, un désaccord récurrent, une boucle de comportements que vous observez sans comprendre.
Identifiez les acteurs clés du système : personnes, rôles ou groupes directement impliqués.
Notez les relations entre eux : qui dépend de qui ? Quelles attentes circulent ? Où se concentrent les frustrations, les besoins ou les espoirs ?

Vous venez de modéliser un petit système. C’est votre terrain d’exploration.

Changer de pronom, changer de monde

C’est ici que commence le véritable déplacement.
Oubliez les “il fait”, “elle refuse”, “ils ne comprennent pas”.
Remplacez-les par : JE, ou NOUS.

Cet exercice n’est pas un jeu de rôle. C’est une expérience cognitive et empathique.
En parlant à la première personne, vous quittez votre prisme pour vous glisser dans la logique d’un autre acteur.
Vous ne cherchez pas à excuser ou à convaincre, mais à comprendre de l’intérieur.

« You never really understand a person until you consider things from his point of view... Until you climb inside of his skin and walk around in it. » — Harper Lee

Par exemple : au lieu de dire “il bloque tout”, dites “je cherche à préserver ce que je crois essentiel, même si les autres ne le voient pas ainsi”.

Vous ne changez pas la réalité — vous changez la lentille.

Ce simple glissement linguistique ouvre une autre dimension : celle où le sens se révèle.

Cet exercice est toutefois particulièrement exigeant et comprend de multiples pièges, d’ailleurs voici quelques exemples de ce qu'il ne faut pas faire :

  1. Le "biais de confirmation"

Attribuer les comportements des autres à des traits de personnalité ("il est paresseux", "elle est de mauvaise foi") plutôt qu’à un contexte, sans chercher à comprendre les contraintes, les intentions ou les peurs qui sous-tendent ces comportements (“il est sûrement fatigué”, “elle doit tenir très fort à cette croyance”).

  1. La "projection" :

Prêter aux autres nos propres pensées, émotions ou motivations, en pensant qu'ils réagiraient exactement comme nous dans la même situation. Cela empêche de saisir leur logique propre.

  1. Le "jugement rapide" :

Tirer des conclusions hâtives sur les actions ou les paroles d'un autre acteur sans prendre le temps d'explorer son contexte, ses objectifs ou ses contraintes. On se focalise sur "ce qui se voit" sans chercher "ce qui manque au tableau".

Explorer avec un questionnement systémique

Pour plonger dans les chaussures de ce nouveau point de vue, vous pouvez vous échauffer avec ce que propose l'Empathy Map, un outil d’aide à l’exploration empathique, orienté vers les 5 sens. Ainsi, depuis ce point de vue demandez vous (version simplifiée) :

Empathy Map
  • Ce que JE vois…
  • Ce que J’ entends..
  • Ce que JE fais…
  • Ce que JE ressens…

“Ce que JE pense… “, on le garde pour la fin, l’idée est de collecter (avant) des arguments pour construire une pensée le plus possible dépourvue de jugement rapide, projection etc….

Après cette première visite de ce point de vue, laissez les questions guider votre exploration.
Elles ne jugent pas, elles éclairent.
Toujours dans les baskets du point d’observation choisi :

  • Quels sont mes comportements récurrents ?
  • Combien de temps j’y consacre ? Quelle énergie me reste-t-il pour faire autrement ?
  • Quel feedback je recherche ?
  • Quelles ressources / qualités je développe ? Lesquelles je ne développe pas — et qui pourraient m’être précieuses ?
  • Dans quelles habitudes relationnelles je me limite ?
  • Quelles situations me nourrissent ou m’épuisent ?
  • Quels résultats j’obtiens, ou pas ?
  • De quels résultats je me passerais volontiers ?
  • Où tout cela m’amène-t-il à la longue ?

Écrivez vos réponses à la première personne, sans filtre.
Le but n’est pas d’avoir raison, ni de juger; mais d’entendre la cohérence de cette autre logique.

Sortir du rôle et laisser infuser

Quand vous avez exploré un point de vue, revenez à vous.
Prenez quelques minutes pour observer ce qui a bougé :

  • Qu’est-ce que j’ai compris ou ressenti de différent ?
  • Quelles hypothèses nouvelles apparaissent ?
  • Qu’est-ce que cela change dans ma lecture globale ?

Ce temps de recul est essentiel. C’est là que se fait le travail d’intégration — où le cerveau relie les points et reformule la carte du système.

Recommencez avec les autres acteurs

Chaque acteur exploré enrichit la carte.
Peu à peu, les interactions se révèlent : les comportements qui se répondent, les peurs qui s’alimentent, les malentendus qui se renforcent.
À ce stade, vous ne voyez plus des individus isolés, mais un ensemble vivant, où chaque mouvement influence les autres.

C’est ce moment précis où le système “prend vie” dans votre esprit.
Vous commencez à voir les boucles : les cercles qui maintiennent les blocages, mais aussi ceux qui portent la coopération et la résilience.

Identifier les boucles : problèmes et ressources

Deux types de boucles apparaissent souvent :

  • Les boucles problèmes : logiques de compétition, peur de perdre, protection d’un territoire, besoin de contrôle, malentendus persistants.
  • Les boucles ressources : confiance, entraide, apprentissage, respect mutuel, moments où le système s’autorégule.

Ces boucles ne sont ni bonnes ni mauvaises.
Elles montrent simplement comment le système cherche à survivre — parfois maladroitement, mais toujours avec une certaine logique.

Reconnaître ces boucles, c’est déjà commencer à libérer de l’énergie.

Les bénéfices d’une exploration empathique

Cette pratique développe une compétence clé : la quête de l’objectivité :

  • Savoir reconnaitre qu’il n’existe pas une vérité (en général la sienne), mais de multiples vérités.
  • S’enrichrir (intellectuellement, on ne s’emballe pas) de différentes façons de voir un problème.
Il y a de multiples points de vue

L’exploration empathique décrite dans cet article vous permet de :

  • Clarifier vos angles morts, sans culpabilité.
  • Apaiser les tensions internes et collectives.
  • Identifier des leviers d’action plus justes et plus durables.
  • Décider avec plus de discernement, car vous avez vu la situation sous plusieurs angles.
  • Et surtout, d’entraîner votre cerveau à penser en système, pas en cause-effet.

Avez vous une stratégie qui se dessine ?

A quoi ressemble-t-elle ?

  • Vous voulez utiliser une boucle existante pour obtenir un impact … C’est l’exemple que nous proposons dans l’article Utiliser un système pour obtenir le changement souhaité
  • Vous êtes à la recherche d’une nouvelle dynamique, c’est ce qu’on appelle le changement de 2eme ordre (remplacer complètement un système existant par un autre).
    Un exemple “simple” : Vous constatez une logique de compétition entre 2 individus.
    Vous souhaitez y mettre fin, pour remplacer cette dynamique par une logique de collaboration.
Changement de 2ème ordre

Par le questionnement, vous avez commencé à regarder les raisons (peurs ?) qui alimentent le système actuel et qui empêchent l’adoption d’un nouveau système…. c’est loin d’être facile, mais vous avez un premier pas

  • Y a-t-il des patterns dans les transformations agiles ? (article en cours de redaction... revenez nous voir bientôt) …

Essayez dès aujourd’hui

Choisissez une situation vivante.
Identifiez les acteurs.
Prenez 20 minutes, seul, carnet en main.
Pour chacun, écrivez à la première personne : “JE…” ou “NOUS…”.
Laissez venir les phrases, sans censure.

Puis observez : qu’avez-vous découvert que vous n’aviez jamais perçu ?
Quelles zones “non touchées” mériteraient d’être renforcées dans votre propre système ?

Explorer les points de vue, ce n’est pas chercher qui a tort, c’est apprendre à écouter ce que le système essaie de vous dire.

Et si vous avez la chance de ne pas être seul dans votre reflexion, ce que nous vivons lors d'intervention en dispositif aqoba, faites cet exercice à plusieurs... ça multiple encore les points de vue !!

Checklist — Explorer les points de vue en 360°

Avant de commencer

  • Choisir une situation réelle.
  • Identifier les acteurs clés du système.
  • Adopter une posture neutre et curieuse, sans jugement.

Étape 1 — Explorer un acteur à la première personne

“Je fais…”, “Je ressens…”, “Je cherche à…”

  • Quels sont mes comportements récurrents ?
  • Quelle énergie me reste-t-il pour faire autrement ?
  • Quel feedback je recherche ?
  • Quelles ressources je développe ou néglige ?
  • Quelles habitudes me limitent ?
  • Quels résultats j’obtiens ou non ?
  • Où tout cela m’amène à long terme ?

Étape 2 — Sortir du rôle et intégrer

  • Revenir à soi.
  • Observer ce qui change.
  • Noter les émotions et hypothèses nouvelles.
  • Laisser infuser.

Étape 3 — Recommencer avec les autres acteurs

  • Repérer les répétitions et les logiques circulaires.
  • Identifier les boucles problèmes et ressources.

Étape 4 — Capitaliser

  • Qu’ai-je compris du système que je n’avais pas vu avant ?
  • Quel petit pas puis-je tenter différemment ?

Rappel clé :

Regarder le monde en 360°, ce n’est pas additionner les points de vue.
C’est apprendre à penser comme le système lui-même.


Illustration principale : Un palais des glaces en République Tchèque