De l’arbre à palabre au télétravail
Il faut sauver la culture orale de votre équipe !
De tiktok aux shorts Youtube, la tradition orale revient doucement dans notre société obsédée par la traçabilité et le document, cette culture du « dit » se retrouve souvent non assumée, voire fragilisée, en particulier par le télétravail.
Quand les décisions d'hier sont remises en cause et que la recherche d'un écrit devient l'unique preuve, c'est le symptôme d'une confiance brisée. Comment alors perpétuer une culture orale efficace et solide, capable de résister aux aléas du télétravail et de la défiance ? Comment trouver un bon équilibre entre écrit et orale ? En s'inspirant des résultats de recherche, cet article explore des pistes concrètes pour sauver la culture orale de vos équipes.
Un peu d’histoire
Jusqu'à la fin de l'Antiquité tardive, il n’y avait pas ou peu d’écrit. Toutes les connaissances étaient transmises oralement. Dans les siècles qui ont suivi, nous avons observé un transfert progressif de l’oral à l’écrit. Les derniers troubadours et ménestrels se sont éteints au XIIIᵉ siècle. Plus tard, naissaient les crieurs publics, dont il nous reste encore des photographies.

Crieur public à Paris en 1938
La bascule d’une culture essentiellement orale à une culture plus écrite s’est opérée pour 2 raisons majeures :
- l’information orale se déforme et se perd,
- l’illettrisme a fortement reculé.
Mais il reste cependant tout un ensemble de contextes où la culture orale prédomine…
Dans certains peuples d'Afrique

Rosalind Thomas
Les historiens Rosalind Thomas, et Yves Person par exemple, étudient des traditions africaines. Ils étudient comment le texte véhiculé oralement se transforme selon les intérêts de chacun, faisant apparaître à chaque fois de nouvelles variantes. Ils étudient comment la connaissance se perd, ou au contraire ne se perd pas. Comment la présence d’une tombe ou d’un lieu sacré permet de se souvenir. Comment la présence d’une fête ou d’un rituel permet de préserver l’essence du texte original de générations en générations.
Les résultats de ces recherches sont sans appel : la tradition orale est soit véhiculée par des gardiens du savoir, comme les anciens qui jouent le rôle de narrateurs d'histoires, soit par des chansons ou des danses. Certains objets viennent ancrer le savoir comme des cordes de rappels. C’est donc soit un gardien en qui ils ont toute confiance, soit une connaissance collective.
Dans nos équipes
La parole est entre 10 fois et 20 fois plus efficace que l’écrit1 : normale que l’on retrouve encore beaucoup de tradition orale dans nos équipes. Seulement voilà, notre société est une société de l’écrit, et cette tradition orale est rarement pleinement assumée. Elle est même rarement conscientisée. Si l’on ajoute à ça une bonne dose de télétravail, on se retrouve avec une tradition orale qui bat de l’aile sans trop savoir pourquoi ni comment faire pour que ça fonctionne mieux.
Pourtant, il est souhaitable de continuer à avoir une part de culture orale efficace.
À quel moment on sait qu’il y a un problème ? Quand les décisions d’hier sont remises en cause, quand on ne se fait plus confiance et que l’on recherche un écrit pour prouver que l’on a raison. Cette posture diminue la solidité du groupe en tant qu'équipe et ralentit son travail.
Les historiens et les anthropologues qui étudient les sociétés dans lesquelles les traditions orales sont encore très présentes nous apprennent qu’il y a trois éléments à mettre en place :
- Un garant de l’information :
- Un gardien du savoir en qui nous avons toute confiance. L’ancien sous l’arbre à palabre, la conteuse ou le chaman qui vont raconter l’histoire à leur façon, et que personne ne va mettre en doute.
- Une chanson, un poème ou une prière que tout le monde connaît et c’est la majorité du collectif qui devient garant du savoir.
- Un vecteur de transmission :
- Un rituel : la conteuse raconte ses histoires sous le baobab tous les soirs après l’école.
- La chanson est fredonnée tous les jours sous la douche. Certaines startups pédagogiques surfent d’ailleurs sur cette idée pour véhiculer du contenu scolaire.
- Et des objets totems pour ancrer ces connaissances : une tombe, un lieu sacré, une image, un collier, un totem, etc. Il est nécessaire de passer devant très régulièrement pour que l’information nous revienne en tête.
Alors, comment ça fonctionnait avant dans votre équipe sans avoir conscience d’avoir ces éléments ? Et comment faire pour que ça fonctionne à nouveau ?
Pistes de solutions
Garant de l’information

Vol d'étourneaux au dessus de la basilic Saint Pierre de Rome par Søren Solkær
Partons du principe que l'équipe souhaite conserver une culture orale, même si basculer vers une culture 100% écrite pourrait être une solution qui masquerait le problème de fond.
Première étape, trouver un garant de l’information en qui nous avons toute confiance… Quelqu’un que l’on ne remettra pas en cause. Si dans l’équipe, on en est arrivé à chercher à savoir qui a raison et qui a tort, c’est que la confiance est cassée et c’est ce problème de fond qu’il faudra régler. Donc avant, il faut parer au plus pressé : ne plus avoir de doute sur la décision et son origine. Faisons en sorte que tout le collectif soit garant de l’information.
- Première idée, avec un rituel festif. Un rituel très régulier pour se répéter les décisions et leur “pourquoi”. On peut imaginer un déjeuner d’équipe 1 fois par semaine avec un tour de table pour se remémorer nos décisions.
- Seconde idée, binômer ou travailler en groupe, faire du mob comme disent les devs. À chaque fois que l’on applique une décision, la repartager oralement. Ça ne fonctionne que si l’on change très souvent les binômes ou les groupes de travail. Je vous recommande de faire un atelier de travail collectif au moins une demi-journée par semaine, soit sur un problème de votre activité, soit beaucoup mieux sur un exercice sans enjeu, dans le Lean on parle de kata, comme dans les arts martiaux. Un kata, c’est donc un exercice dans lequel on pourra appliquer quelques-unes de nos décisions et le cas échéant les remettre en cause. Dans les usines qui pratiquent le lean on va faire des katas de management, ça consiste par exemple à reprendre une difficulté rencontrée par l’un des managers la semaine précédente sous forme de jeu de rôles avec un protocole Solution Focus de Groupe.
- Troisième idée, réduire l’ensemble des décisions à quelques règles très simples que tout le monde va pouvoir se remémorer. Je prends par exemple ma propre manière de choisir un logiciel ou un service numérique, règles que mes enfants connaissent et qui leur permet de parier sur mes choix :
- Je vais d'abord regarder mes libertés
- puis l'impact écologique
- avant de m'occuper du détail des fonctionnalités
Dans une équipe agile, le pairing et le mob sont des pratiques vivement conseillées pour plusieurs raisons. La principale est effectivement l’efficacité ; on gagne un rallye avec un pilote et un copilote. Mais il y a aussi ces notions de confiance et de garant de l’information. Je me rappelle une discussion avec le Général Yakovleff qui me disait :
Vous me faites marrer avec vos événements de team building ! Ce qui construit la confiance dans une équipe c’est de travailler ensemble, de surmonter ensemble des difficultés, pas de faire du tandem ou de la poterie !
Un vecteur de transmission
Binômer ou faire du mob sont 2 pratiques qui permettent de garantir une transmission efficace des décisions et qui ne sont pas réservées au développement. Je vous propose par exemple ce protocole pour binômer sur la création d’une présentation :
- écriture collective d’un plan sous forme de liste à puces, une puce par planche, une sous-puce par idée à faire apparaitre
- on prend 7 minutes, chacun de son côté pour produire une version du premier slide
- on présente sa version à son binôme
- on fusionne (7 à 10 minutes pour cette étape)
- on boucle sur chaque planche.
J’attire votre attention sur le fait que binômer en mode “je fais la première partie, toi la seconde”, ne fonctionne pas comme vecteur de transmission.
En étant sur le même plateau, il est important de multiplier les moments d’échanges oraux informels (café, sports, trajets, etc.). Gardez en tête que l’objectif, c'est se connaitre suffisamment pour savoir comment l’autre décide. Ces moments informels sont des opportunités de discuter et de s’aligner sur la façon de décider. Et c’est la base de la confiance.
À distance, il est possible de reproduire ces échanges informels, workadventure ou gather town sont deux exemples de solutions techniques permettant de reproduire à distance une partie de ces moments d’échanges informels. Mais pour ça, il est nécessaire d’avoir un bon casque toute la journée sur les oreilles. Je vous en parlais il y a quelques années dans l’article Ils ne veulent pas revenir sur site ?
Des objets Totems
Ce que les coachs lean et agile appellent le radiateur d’information ou la salle d’obeya. Le management visuel qui rayonne de l’information. Cette information qui vient à nous chaque fois que l’on passe devant sans que l’on ait besoin d’aller la chercher. Ces papers board avec 3 ou 4 mots clés et le premier essai de sketch note du Scrum Master ! Ces tableaux blancs avec des schémas incompréhensibles qui nous rappellent le : “ha oui, on a discuté de ce sujet et on a pris cette décision-là !”.
Cet indicateur exceptionnellement tracé au feutre violet et pas noir ! Ce sont nos totems de prises de décisions. Je vous invite vivement à les mettre ou les remettre dans vos bureaux. Ils ne sont pas porteurs de l’information complète, à l’image de la tombe de ma grand-mère qui ne comporte qu’un nom et 2 dates, mais ils permettent de se remémorer les échanges et le contexte de la décision.
Reste un problème. Comment reproduire en télétravail ce management visuel ? Dans Slack, Teams ou Matrix, il est facile de configurer un message récurrent permettant de rappeler une décision “@channel demain c’est rétro, nous avions décidé de venir déguisé en manchot ! N’oubliez pas.” ou d’utiliser l’intégration gitlab pour pousser un message à chaque push : “@room la MR #42 n’a pas encore ses 2 relecteurs qui s’y colle ?”
Conclusion
En guise de conclusion, un rapide résumé des solutions que je préconise pour sauver votre culture orale :
- Faire au moins une demi-journée de mob en équipe par semaine.
- Faire émerger une méta règle de prise de décision très simple.
- Remettre aux murs vos posters gribouillés et vos tableaux blancs.
- Si vous avez du télétravail
- Adopter un outil de visio capable de re-créer les moments d’échanges informels. À défaut, ayez une visioconférence ouverte en permanence pour tous les moments hors réunion.
- Abuser des robots de notification pour votre messagerie instantanée.
La prochaine fois, nous parlerons d’une technique très présente dans les communautés du libre pour archiver et gérer les décisions à l’écrit, une pratique que j’aime beaucoup aussi même si elle est à l’opposée de celle que je viens de vous décrire.
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Comparison of the effects of oral and written communication on the performance of cooperative tasks, Adriana Peña Pérez Negrón, Oscar Eduardo Maciel Castillo, Nora Rangel, 2015. The Effects of 10 Communication Modes on the Behavior of Teams During Co-Operative Problem-Solving, Robert B. Ochsman, A. Chapanis, 1974. ↩︎